Les secrets de la gare aux esprits
Written by Hubert Kahl
Canfranc/Pyrénées – Le trajet en train est presque inquiétant. Des nuages profondément accrochés enveloppent les sommets des Pyrénées. Laborieusement, le train s’échine à gravir la pente à travers vallées et tunnels. Il cahote, presque vide de passagers, sur les vieilles lignes de chemin de fer. Sur le dernier tronçon de la ligne Saragosse – Canfranc, dans le Nord de l’Espagne, un voyageur solitaire se perd dans le train, qui en réalité n’est pas un vrai train. Le “Train régional” n’est composé que d’une seule automotrice.
Le terminus repose, fantomatique, dans l’obscurité. Sur l’immense gare, seulement quelques lampes diffusent une lumière faiblarde. A travers le toit délabré, la pluie tombe goutte à goutte. Les entrées du bâtiment sont verrouillées ou grillagées. A travers les vitres cassées, un spectacle de désolation s’offre au voyageur : Dans le hall de la vieille gare, il ne subsiste des guichets que quelques débris de bois, les décorations en stuc sont en pièces.
A son âge d’or, la station du village situé sur la frontière espagnole aurait fait honneur à toute grande ville. “Plus grande que le Titanic” était inscrit sur les affiches de publicité touristique. Que fait une gare colossale de 600 mètres de long, dans un village de 550 habitants, au beau milieu des Pyrénées? Et pour quelle raison est-elle aujourd’hui ainsi délaissée?
A la fin du XIXème siècle, l’Espagne et la France s’étaient entendues sur la construction d’une ligne de chemin de fer à travers les montagnes. Pour ce projet, des fleuves furent détournés, des remblais élevés, et des douzaines de tunnels creusés. En 1928, les travaux furent achevés. Avec hymnes et fanfares, la station Canfranc fut inaugurée à titre de gare frontalière internationale par le roi d’Espagne Alphonse XIII et le Président de la République française Gaston Doumergue.
Mais le magnifique édifice moderne ne connut qu’une courte période d’éclat. Elle tomba précisément dans les temps sombres de la Seconde Guerre Mondiale. A cette époque, des trains rapides dans le style de l’Orient Express allaient de Canfranc à Paris, Valence, Madrid et Lisbonne. Dans les années 60, la gare servit de décor à des scènes du grand classique du cinéma: « Docteur Jivago ». Aujourd’hui, il ne s’arrête plus que deux trains en provenance de Saragosse par jour.
Mais la gare, qui tombe peu à peu en ruine, recèle encore de nombreux secrets plus cruels et d’un genre plus glorieux. L’un d’eux fut dévoilé par Jonathan Diaz, chauffeur d’autobus sur la ligne entre Canfranc et la petite ville française d’Oloron-Sainte-Marie. Par un gris matin de novembre, il y a deux ans, le Français marchait tranquillement sur les rails envahis d’herbes et de buissons de la station. Il lui restait encore un peu de temps avant le départ de son bus. Il passa devant un tas de vieux documents du bureau de douane désaffecté. « Apparemment, des collectionneurs de timbres avaient trifouillé dans les corbeilles à papier à la recherche de vieilles enveloppes », nous informe le chauffeur. « Ce qui leur sembla sans valeur, ils le jetèrent par terre ou en plein air sur les rails ». Diaz se fourra dans la poche de sa veste une main pleine de ces papiers et il ne se posa pas davantage de questions sur la trouvaille. Chez lui, il examina plus minutieusement les papiers de la douane datant de la guerre. Là, son regard tomba sur la mention : « 3 tonnes de lingots d’or ». A cet instant, il lui apparut soudain clairement que sa découverte pouvait être de la plus grande force explosive. Car le chauffeur de bus – un enfant d’émigrés espagnols – avait déjà très fréquemment entendu à Canfranc les gens se dire à l’oreille que de l’or volé par le régime allemand d’Hitler aurait été déplacé au-delà de la station frontalière vers l’Espagne. Dans la nuit même, il s’assit dans sa voiture, dépassa la frontière vers Canfranc et rassembla le reste des papiers dans des sacs en plastique.
Le quadragénaire tenait littéralement un morceau d’histoire entre ses mains. Les documents qu’il a ramassés prouvent qu’à Canfranc, entre juin 1942 et décembre 1943, 86,6 tonnes d’or passèrent la frontière. De cette quantité, 74,5 tonnes arrivèrent au Portugal et 12,1 tonnes en Espagne. Le régime nazi s’était emparé du précieux métal des banques centrales européennes. Dans l’or volé avait aussi été fondu ce qu’on a appelé « l’or de la mort », dont les Nazis avaient spolié les Juifs européens au cours de leur campagne d’extermination, des dents en or, des alliances, des chaînes de montre ou des montures de lunettes en or.
L’or arriva sur la Péninsule ibérique via la Suisse. En échange, l’Allemagne nazie reçut du tungstène, important minerai pour la production d’armes.
Avec précaution, Diaz sort les documents d’une enveloppe brune et les étale sur la table. Le papier parchemin est jauni et en partie pourri, ou bien mangé par les rats et les insectes. La douane avait enregistré dessus tous ces biens, qui franchissaient la frontière. Les papiers trouvés par Diaz sont certes seulement des doubles, mais leur authenticité n’est mise en doute par personne. Où sont les originaux, cela, personne ne le sait.
La découverte fit sensation. Les historiens se frottent les mains en pensant aux papiers de Diaz. A vrai dire, jusqu ‘à présent, aucun scientifique n’avait eu connaissance des transports d’or par Canfranc. Dans les expertises existantes sur les livraisons d’or, le nom du village pyrénéen n’apparaît nulle part. Les papiers prouvent que l’Espagne et le Portugal reçurent plus d’or volé que ce qui était connu jusqu’à présent.
« A vrai dire, la trouvaille aurait dû provoquer un scandale », pense Diaz étonné. Après tout, ses papiers montrent que les dictateurs Franco en Espagne et Salazar au Portugal collaborèrent dans le trafic d’or avec les Nazis plus étroitement que ce qui est admis. Mais la trouvaille ne provoqua non plus aucune réaction de la part des organisations juives internationales. Pour expliquer ce silence, on peut semble-t-il donner une explication plausible : A savoir qu’à Canfranc, ce ne sont pas seulement de l’or et du minerai de tungstène qui ont transité. La gare recèle encore d’autres secrets. Leur piste fut découverte par Ramon J. Campo. « Canfranc ne contribua pas seulement à fortifier la machine de guerre des Nazis avec de l’or et du tungstène. Le lieu sauva aussi la vie de nombreux Juifs et opposants aux Nazis », dit Campo.
Le rédacteur du journal „Heraldo de Aragon“, à Saragosse, est un compère paisible, qui ne se démonte pas si facilement. Mais quand il entend parler de Canfranc, son regard s’éclaire. Depuis qu’il fit la connaissance de Diaz, le chauffeur de bus, la gare aux esprits ne cesse de le fasciner. Il parla avec de personnes âgées dans le village et il écrivit toute une série d’articles concernant la vieille gare. Il a récemment publié un livre intitulé : « El oro de Canfranc ». Sa conclusion: « La ligne de trains qui passe par Canfranc représenta pour des centaines de Juifs et de persécutés du régime nazi la porte vers la liberté ».
En Espagne régnait à cette époque la dictature de Franco, qui suivait une ligne ambiguë contre les réfugiés.
D’un côté, le régime laissa s’échapper des Juifs via l’Espagne vers l’Afrique du Nord ou Lisbonne et, de là, vers l’Amérique. Car Franco avait besoin des livraisons de pétrole des Britanniques et des Américains.
D’un autre coté, le dictateur avait une dette envers le régime nazi, parce qu’Hitler l’avait appuyé pendant la guerre civile espagnole (1936-1939). Pour ne pas irriter les Nazis, Franco prit soin à ce que le flot de réfugiés ne s’accroisse pas trop.
« Il existe entre l’Espagne et le Congrès Mondial Juif (WJC) une sorte d’arrangement », suppose l’auteur du livre. « Parce que Franco ouvrit la porte de la liberté à de nombreux Juifs, le WJC n’exige pas que la question de l’or volé soit éclaircie jusque dans les détails.
Sans ce livre, la découverte du chauffeur de bus n’aurait probablement jamais connu une plus grande publicité. Campo finit par exemple par dénicher l’ancien ouvrier, David Sanchez, qui avait transbordé des caisses d’or à la gare. « A l’époque, que ce fut de l’or ou des boîtes de sardines, ça ne faisait pour moi aucune différence », se souvint le vieillard de 88 ans avant sa mort. « Dans le fond, j’aurais même préféré les sardines. Nous en mangions à l’occasion. Car nous devions considérablement refouler notre faim ».
A partir de 1942, le drapeau à la croix gammée flotta au-dessus de la gare. Canfranc devint un « point névralgique », d’après Campo. La Wehrmacht avait occupé le Sud de la France et était aussi rentrée dans le village pyrénéen et cela, bien que le lieu se situe à huit kilomètres du territoire espagnol et que les Espagnols ne prenaient pas part à la guerre. Comme prétexte à cette entrée, les troupes nazies utilisèrent le fait que la gare ne dépendait pas seulement de la souveraineté espagnole, mais aussi de celle de la France. A travers les rues du village patrouillaient des policiers espagnols, des soldats espagnols ainsi que des militaires allemands.
A ce moment là, Canfranc devint le terrain d’opérations d’agents secrets. L’un d’entre eux était Albert Lelay, le chef de la douane française. « Le roi de Canfranc », comme on le surnommait, était l’homme de liaison entre les résistants français et les Alliés. A travers leurs ambassades à Madrid, il fournissait aux Américains et aux Britanniques des informations provenant de France, dont les Alliés avaient besoin pour le débarquement en Normandie. En 1943, la Gestapo découvrit sa trace. Mais, au dernier moment, M. Albert put se mettre à l’abri à Alger, après avoir vécu une fuite mouvementée.
Lorsque la défaite d’Hitler se dessina à l’horizon, des centaines de militaires allemands s’enfuirent devant les Alliés en direction de Canfranc. Ils choisirent alors – quelle ironie de l`histoire! – le même itinéraire que les Juifs avant eux. « Ils arrivèrent à pied de France en groupes de 15 ou 20 hommes en traversant le tunnel ferroviaire”, se souvient le témoin de l’époque, Santiago Marraco. « Je les vis avancer dans des transports en règle. Quelques uns étaient blessés. Ils ne savaient pas où aller et me faisaient l’effet de fantômes”.
Avec la guerre, la splendeur de la gare prit fin. Franco fit fermer la ligne de train pour plusieurs années. Il craignait que des partisans espagnols de la France ne puissent progresser. 1970 marqua la mise hors-service de la ligne. Du coté français, les freins d’un train de marchandises lâchèrent et les wagons, en chutant, précipitèrent un pont dans un petit fleuve. Pour les Français, ce fut une occasion bienvenue pour fermer la ligne déficitaire.
« Pourquoi à vrai dire personne ne tourne un film sur l’histoire mouvementée de Canfranc? », se demande le maire, Victor Lopez. Le jeune élu de la commune s’emploie infatigablement à faire en sorte que la liaison ferroviaire vers la France soit rétablie. « C’est malheureux de voir comment la gare tombe en ruine. Elle pourrait trouver à nouveau une utilité en combinant à la fois les services d’une gare, d’un hôtel et d’un musée.”
Le maire se réfère à une convention signée entre Paris et Madrid pour rouvrir la liaison à partir de 2006. Mais l’état de la ligne du coté français fait naître quelques doutes à ce sujet. Des buissons et des haies de mûriers prolifèrent sur les rails, des ponts ferroviaires ont été démolis pour aménager des routes.
Par ailleurs, Lopez apporte aussi son aide à Diaz, le chauffeur de bus. En effet, la découverte des « Papiers de Canfranc » ne rapporta pas seulement à ce dernier de la reconnaissance, mais aussi des ennuis avec la justice. La société des chemins de fer espagnole, la Renfe, porta plainte contre lui pour « prise de possession illégale de documents historiques ». Le maire fournit au chauffeur une attestation avec sceau officiel, stipulant que la gare laissait traîner en plein air les documents et, qu’il ne pouvait être question de vol. L’auteur de la trouvaille refuse pour l’instant de restituer les papiers concernant le vol de l’or à l’Etat espagnol. “Je veux que l’Espagne reconnaisse que j’ai trouvé les documents et, que je les ai préservés de la moisissure”, dit Diaz. S’ils acceptent, ils récupèreront tout de suite les documents”. Il remit symboliquement au maire de la commune, comme preuve de sa disponibilité, un de ces documents.