L’histoire a toujours été une très bonne maîtresse. Il y a toujours des exemples, où des projets prometteurs et ambitieux échouent, car on ne pense qu’à son petit état national, on est pris par des antipathies personnelles ou alors il y a des intérêts privés, de la rivalité et de l’incompétence. Et Canfranc un bon exemple. Ce projet si passionnant avec une pensée européenne en fin de compte révolutionnaire pour son temps, a été condamné à l’échec par des mauvais choix et des intérêts tout sauf généreux.
En l’an 1863, le directeur de Banque Juan Bruil de Saragosse eut l’idée de créer une liaison ferroviaire par les Pyrénées centrales pour relier Madrid à Paris de la manière la plus courte possible. Il soumit sa proposition de 30 pages aux « amis du pays », un club d’entrepreneurs influents. Pour Noël de la même année, deux ingénieurs obtinrent un cadeau particulier : ils devaient se lancer dans les premiers croquis pour le projet. Et c’est ainsi que débuta une querelle interminable autour du meilleur tracé, ainsi que la bataille des représentants de villes et de provinces qui voulaient tirer profit de ces plans. Ce n’est seulement presque 30 ans plus tard que le gouvernement donna son accord pour le projet, en 1882.
Durant quinze ans, des experts observèrent la météo avant de choisir la vallée de l’Aragón et Canfranc pour bâtir la gare frontalière et la sortie sud du tunnel. Des problèmes techniques et des difficultés diplomatiques caractérisent la suite du projet : il y eut souvent des arrêts et de retard au chantier. Au début le problème de percer un tunnel de cette longueur dans les Pyrénées paraissait insoluble. En l’an 1915, le tunnel de 7875 mètres fut achevé. Les pierres qui avaient extraites de la montagne servirent aux constructeurs d’aménager un plateau artificiel sur lequel le bâtiment de la gare fut érigé, stylistiquement un mélange de classicisme et de « Jugendstil ».
« Il n‘y a plus de Pyrénées » se serait fièrement exclamé le Roi Alphonse XIII d’Espagne, lorsqu’il inaugura la ligne ainsi que la gare majestueuse en été 1928, en présence du Général Primo de Rivera ainsi que du Président de la République Française Gaston Doumergue. Après plus de 70 ans de planifications et de constructions, le projet était finalement devenu réalité. Évidemment, les populations de cette petite vallée délaissée espéraient pouvoir profiter un peu financièrement de la croissance grâce à cette nouvelle ligne de chemin de fer. Certainement, le luxe qui était arrivé grâce à l’hôtel et que l’on pouvait attendre avec des passagers venant de toute l’Europe contribuait à faire grandir l’envie et le désir d’en profiter.
Mais le gouvernement espagnol, ayant refusé d’adapter l’écartement des rails aux standards européens ainsi que d’électrifier la ligne, dès la construction, l’échec du projet était programmé. Ainsi, à chaque voyage, il fallait s’arrêter à Canfranc et changer de train. Un côté de la gare avait les rails espagnols, l’autre les rails français. La longueur des trains exigeait de plus une gare de cette longueur remarquable. Chaque passager devait traverser le contrôle des passeports dans la gare, chaque bagage la douane, chaque marchandise était transportée avec la grue d’un train à l’autre. Rapidement, l’on comprit que la perte de temps à Canfranc ne rendait pas la ligne rentable pour les entreprises. Ce n’est que huit ans après l’inauguration, que fut percé le Tunnel du Somport qui coupe la roche des Pyrénées et qui relie la France à l’Espagne – tunnel temporairement fermé durant la guerre civile espagnole.
À la fin de la guerre civile, la circulation reprit. Durant la Seconde Guerre Mondiale, Canfranc acquit à nouveau de l’importance. Il est assuré que c’est par cette ligne que du minerai de Wolfram (dont on avait besoin de toute urgence pour construire les armes) fut livré dans le Reich allemand. En échange, de l’or (en guise de paiement) fut transporté sur la péninsule ibérique, qui consistait en partie de butins volés dans les banques centrales d’Europe, ou tout simplement de fortunes que l’on avait acquis en persécutant, pillant et anéantissant la population juive.
La ligne devait aussi devenir un chemin de fuite important, tout d’abord pour des juifs ou des réfugiés politiques, par exemple Max Ernst qui parle de son arrivée à Canfranc dans sa biographie. Dans notre livre d’or, nous trouvons le témoignage d’u homme qui nous a écrit qu’il a fui avec sa famille en passant par Canfranc. Si on veut en savoir plus sur l’essai de sauver sa vie en fuyant la zone d’influence de la dictature nazie, il y a des témoignages effrayants. Je conseille de lire les livres de Varian Fry et Lisa Fittko sur ce sujet. Dans des temps de liberté de voyage et d’absence de visas dans l’Union Européenne, ces circonstances me paraissent inimaginables et difficilement compréhensibles.
Avec l’occupation de la France de Vichy par l’Allemagne, l’armée allemande était également présente près de la gare. En même temps, les activités de différents services secrets augmentèrent considérablement autour de la gare. L’aide du chef de la douane française est documentée. Il soutint des persécutés dans leurs tentatives de fuite, pour disparaître en Espagne, en chemin vers la liberté sûre. De plus, il donnait des informations aux ambassades alliées à Madrid et avait noué des contacts avec des membres de la Résistance.
Plus tard, des nazis en fuite profitèrent de la ligne et du tunnel pour gagner l’Amérique du Sud. Après la guerre, la gare fut fermée par Franco, avant que Canfranc puisse revenir à une certaine notoriété, par exemple pour le film « Docteur Jivago » dont les scènes de gare furent tournées là-bas. Mais en 1970, un train chargé qui descendait la vallée française dérailla entraînant la destruction du viaduc d’Estanguet. Cela fut la fin du trafic ferroviaire international.
Depuis ce temps, le site se dégrade lentement mais sûrement. Les chemins de fer espagnols continuèrent à se tenir au contrat et le train continua à rouler. Mais les rails côté français ne furent plus jamais réutilisés. Le transport de marchandises a aussi cessé, ce qui entraîna une dégradation de toutes les structures de chargements. Comme la gare n’est plus utilisée que partiellement, il n’y a plus assez d’argent pour conserver la gare, et la détérioration se poursuit continuellement. Comme la toiture était devenue perméable, l’eau de pluie se mit à rentrer sans difficulté et détruisit l’intérieur par l’humidité et le gel. À titre d’exemple je montre une photo montrant l’état de l’escalier et de l’hôtel en hiver. Et je remercie ce charmant espagnol qui me l’a donnée.
Lorsque je suis allé à Canfranc pour la première fois en 1996, le train à trois wagons stationnait juste devant la gare. Comme le moteur restait allumé, la puanteur de gazoline était considérable. À l’époque, il y avait encore un vrai chef de gare avec une casquette rouge et un bureau de poste dans le bâtiment de la gare. De plus, il y avait des logements dans l’étage supérieur du bâtiment qui étaient surtout utilisés par des personnes financièrement et socialement faibles. Ainsi, il y avait des étendages aux fenêtres sur lesquels le linge voltigeait dans le vent léger des Pyrénées.
Entre-temps il n’y a plus de poste, elle est partie dans des locaux en meilleur état. Le bureau du chef de gare, toujours bien fermé que nous avions pu photographier en 1997, avait était vandalisé l’année suivante. Peu de temps après, il n’y avait plus de chef de gare et le train n’avait plus qu’un wagon. Après, on construisit du côté de la rue un nouveau quai pour ce train à un wagon. La gare fut grillagée et toutes les portes barricadées avec des planches en bois. Il n’y a plus que deux trains par jour de Saragosse à Canfranc aller-retour. Les trains sont à ce qu’il paraît bien utilisés en hiver, durant la saison de ski. Mais en été, le train est bien vide, alors que la ligne est spectaculaire, malgré son état.
On parle de temps à autre de remettre la ligne en service. Je me souviens des paroles de la commissaire européenne Loyola de Palacio durant l’inauguration de notre exposition au Parlement Européen, alors qu’elle prévoyait une réouverture pour 2006. De nombreuses années se sont écoulées et malgré les nombreux efforts, il ne s’est pas passé grand-chose. Côté français, l’ancienne ligne a été réactivée jusqu’à Bedous, mais il manque la dernière partie. Et si un jour, cela devait arriver, les temps pour la gare se sont écoulés. Car dans les temps de technique moderne (permettant entre autre l’adaptation aux différents rails), il y aura certainement un nouveau point d’arrêt, loin de la « Gare internationale de Canfranc », où il y a suffisamment de place.
Et ainsi, Canfranc est un mémorial pour un esprit pionnier précoce, pour des idées visionnaires, pour une pensée européenne, alors que les nationalismes avaient le vent en poupe. En même temps il est aussi un mémorial pour les échecs, dû à des horizons trop étroits, des hésitations et des rivalités.